Connaissez-vous l’histoire du Tobacco Bond ? En novembre 1998, l’industrie du tabac et 46 États ont signé le Tobacco Master Settlement Agreement (MSA). Cet accord permet à l’industrie du tabac de ne pas être tenue pour responsable des dommages causés par le tabagisme en échange du versement de milliards de dollars aux États américains. Invraisemblable, n’est-ce pas ?
Le Tobacco Master Settlement Agreement (MSA), kézako ?
C’est l’histoire d’un procès historique qui s’est soldé… par une simple poignée de main.
À la fin des années 1990, 46 États américains engagent des poursuites communes contre l’industrie du tabac, mais choisissent plutôt d’accepter des milliards de dollars de compensation sur 25 ans… en échange de la levée pure et simple de toute accusation, passée, présente ou à venir.
A l’époque, l’industrie du tabac est composée des quatre plus grandes compagnies de tabac de l’époque : Philip Morris, Inc., la société RJ Reynolds Tobacco, la société Brown & Williamson Tobacco Corporation et la Lorillard Tobacco Company. Ces compagnies forment alors les OPMs (pour « Original Participating Manufacturers », c’est-à-dire les fabricants participants). Aujourd’hui, les OPMs sont Philip Morris, Inc., Reynolds American BAT et Imperial Tobacco.
En contrepartie de l’accord, les compagnies de tabac se doivent de verser des paiements annuels aux États signataires, ce que l’on appelle les obligations de tabac (Tobacco Bonds), et garantissent un minimum de 206 milliards de dollars sur les 25 premières années afin de financer les campagnes antitabac et les programmes de santé publique desdits États.
En outre, la MSA définit aussi les activités pour lesquelles les fabricants participants sont interdits ou autorisés à accéder tels que :
- l’interdiction de cibler les jeunes ;
- l’élimination de la publicité extérieure et des annonces dans les transports en commun ;
- l’interdiction pour les jeunes d’avoir accès à des échantillons gratuits ;
- l’interdiction de faire des cadeaux à des personnes mineures sur présentation de preuves d’achat ;
- les restrictions en matière de lobbying et l’interdiction des cadeaux.
Jusqu’ici, le principe peut sembler logique : l’industrie du tabac est responsable des maladies et décès liés au tabagisme et on lui demande par conséquent de contribuer à réparer ces dommages et de prévenir ceux à venir en aidant les États à lutter contre le tabagisme… en mettant la main au porte-monnaie.
Mais c’est sans compter ce qui suit…
Que font les États américains de cette manne financière ?
En effet, dans le MSA, il n’est pas clairement stipulé que les États signataires sont dans l’obligation d’utiliser ces ressources pour financer des campagnes et autres programmes antitabac. Sur ce point, tout repose donc sur un accord de principe : il était convenu que les États signataires utilisent l’argent à bon escient. Ce que, vous vous en doutez certainement, ils n’ont pas fait…
Résultat : seule une petite partie de cet argent à été consacrée à la lutte et à la prévention contre le tabagisme. L’autre partie, quant à elle, a été utilisée pour des dépenses diverses et variées dirons-nous.
À titre d’exemple, le 6 octobre 2014, le New York Times révèle que :
- « des millions de dollars sont investis dans les ports d’expédition en Alaska »
- « 700.000$ ont été utilisés pour un système de gicleurs d’un terrain de golf public dans le comté de Niagara »
- « 24 millions de dollars ont été utilisés pour une prison du comté et un immeuble de bureaux »
- et plus scandaleux encore, qu’en Caroline du Nord « 42 millions de dollars ont été alloués aux producteurs de tabac pour leur modernisation et leur commercialisation ».
En décembre 2014, une étude du National Institutes of Health indique également que « les paiements MSA les plus élevés étaient associés à des mesures de lutte antitabac plus faibles dans les États » et conseille aux décideurs de « se concentrer sur l’utilisation des paiements MSA strictement pour les activités de lutte antitabac dans tous les États afin d’atteindre les objectifs initiaux des paiements MSA ».
Le voile est levé : les politiciens utilisent ces fonds pour des projets bien différents que ceux pour lesquels ils ont été créés, c’est-à-dire pour lutter contre le tabagisme et promouvoir une meilleure santé publique.
Selon l’association Campaign for Tobacco Free Kids, seuls cinq États ont dépensé cet argent dans la lutte contre le tabagisme (à hauteur de 20 à 25 %, comme recommandé). L’argent est bien utilisé pour financer des programmes de soins de santé, mais ils sont loin de se dédier uniquement à des programmes antitabac. L’association conclut ainsi :
« Compte tenu des sommes énormes que les États perçoivent du MSA, il est clair qu’ils ne dépensent pas assez les recettes de leur règlement du tabac pour prévenir et réduire le tabagisme »
Pour preuve, l’association met à disposition un tableau des revenus générés par le MSA annuellement depuis 1998 et par collectivité locale, et les dépenses associées à la prévention et la lutte contre le tabac.
Du Texas au Montana en passant par la Virginie et la Californie, aucun ne fait exception : une fraction seulement des versements de l’industrie du tabac dans ces États sert l’objectif initial.
Et vous n’avez pas encore toute l’histoire !
Tobacco Bond : Quand l’argent qui sert à lutter contre le tabagisme se retrouve sur les marchés financiers
Pour ne rien arranger, quelques années après la mise en place du MSA, 12 États ont cherché à obtenir ces versements annuels de manière plus rapide, via la Securitization , ou la titrisation. Ces titres sont communément appelés les Tobacco Bonds.
Autrement dit, ces États ont décidé de vendre leurs futurs revenus du MSA à des Fonds de Placement afin d’obtenir les liquidités payables en une seule fois. Un peu comme si vous obteniez un crédit auprès de votre patron en échange de vos salaires futurs si vous préférez.
Les États obtiennent donc un crédit en échange de leurs revenus sur les ventes de tabac censés financer la lutte contre le tabagisme. Et, en contrepartie, doivent rembourser ce crédit avec des intérêts (intérêts qui correspondent à la dévaluation du dollar pendant la durée du remboursement du prêt et à une prime de risque indexée sur l’évolution des ventes de tabac).
Ces Fonds de Placement ont alors émis des obligations qui ont été achetées par des investisseurs.
À la fin de chaque année, le Fond de Placement doit payer aux investisseurs ce qu’on appelle « un coupon » (un certain pourcentage sur le prix de l’obligation), qu’il finance grâce aux intérêts sur les créances hypothécaires qu’il détient des États signataires et donc… des ventes de tabac !
Si les États ne peuvent pas rembourser momentanément leur dette, ils ne sont pas pour autant déclarés en cessation de paiement (faillite). Le remboursement est reporté dans le temps avec intérêt. En pratique, dans un tel cas, la durée de remboursement des États s’allonge, ce qui accroît de facto les intérêts qui vont avec et donc la charge globale de la dette.
C’est ce qu’ont fait les États de l’Alaska, de Californie, de l’Iowa, du Michigan, du New Jersey, de New York, de l’Ohio, du Rhode Island, la Virginie-Occidentale, Washington D.C., Porto Rico et Guam. Au lieu d’avoir à rembourser annuellement pendant 30 années, ces 12 États ont décidé de rembourser une plus grosse somme sur 50 ans.
Pour attirer les investisseurs à ce moment-là, les titres des futurs revenus du MSA ont été vendus bien en dessous de leur valeur nominale, c’est-à-dire à une valeur plus faible que leur valeur réelle (30 à 40% des revenus issus du MSA). Ces 12 États ont donc émis des obligations pour un montant de 22,6 milliards de dollars et reçu seulement 573,2 millions de dollars en espèces. Avec les intérêts composés, ils devront rembourser 67,1 milliards de dollars. Le Michigan lui, devra rembourser plus de 1 800 fois le montant emprunté !
Les investisseurs réalisent donc un beau bénéfice à long terme.
Les avantages d’avoir recours à la titrisation (Tobacco Bond):
- Obtenir des liquidités plus rapidement,
- La totalité des obligations émises par les États et la plupart des obligations de titrisation du tabac locales sont exonérées des taxes fédérales et étatiques. La fiscalité dépend de la manière dont le produit de l’obligation sera utilisé. Par exemple, les obligations utilisées pour les améliorations des immobilisations sont généralement exonérées d’impôt.
Pour ce qui est des risques sur ces Tobacco Bond, les émetteurs et les investisseurs privés doivent évaluer les risques associés à ces paiements, notamment:
- La faillite des sociétés de tabac participantes : une déclaration de faillite de l’un des fabricants participants pourrait réduire le montant projeté de la distribution aux États en voie de règlement.
- Réductions de la consommation américaine supérieure aux prévisions actuelles : bien que des projections aient été établies en supposant une réduction du tabagisme, elles pourraient s’avérer prudentes.
- Perte de la part de marché au profit des entreprises non participantes : les quatre principaux fabricants participants pourraient connaître une diminution de leurs revenus liés au tabac s’ils étaient confrontés à une concurrence accrue de la part de fabricants de tabac n’appartenant pas au MSA.
- Baisse des revenus : les ventes de tabac des fabricants participants pourraient diminuer.
Tous ces “risques” viennent augmenter les intérêts d’emprunt réclamés aux États américains lors de la transformation de leurs revenus du MSA en obligations.
Quand les ventes de tabac baissent, la machine à cash déraille
Comme vous nous le disions, les OPMs versent une somme aux États signataires victimes des méfaits du tabac. Or pour être victime du tabac, il faut vendre du tabac. Et pour rembourser leurs hypothèques et les intérêts à venir, les États signataires ont besoin des versements des OPMs.
Vous voyez le truc venir ?
L’engrenage commence : la dépendance à la vente du tabac pour toucher l’argent du MSA et permettre les remboursements futurs. Les États signataires ont besoin des OPMs pour payer leurs dettes.
Moins de tabac vendu, c’est moins d’argent pour les États et donc moins de ressources pour la santé publique et davantage d’intérêts à rembourser puisque les prévisions de sommes perçues au titre des MSA diminuent. Les paiements du MSA dépendent de la consommation de cigarettes et non des bénéfices des entreprises productrices de tabac. En raison de la baisse de la consommation, les revenus liés aux obligations du tabac ont commencé à diminuer à un taux qui a augmenté la probabilité de défaut de paiement.
C’était sans compter les propositions de la FDA visant à interdire les cigarettes mentholées et à réduire le niveau de nicotine dans les cigarettes. Les États signataires se retrouvent donc dans le cas d’une partie de poker sans intérêts : à chaque tour ils passent, mais la mise continue d’augmenter. Le dilemme : relancer la vente de tabac pour renflouer les caisses et honorer les paiements, ou améliorer la santé de la population et subir des pertes financières colossales.
Comme le disait très justement le Pr William Lowenstein : la dépendance à l’argent fait donc effectivement bien plus de dégâts que la dépendance à la nicotine !
Tobacco Bond et vape
Voilà qui explique également bien d’autres choses, notamment sur la place de la vape aux États-Unis.
Avec l’arrivée de la cigarette électronique sur le marché, les ventes de tabac diminuent de façon encore plus importante. Que peuvent donc faire les États pour endiguer une industrie de la cigarette électronique qui les empêche de bénéficier de nos revenus du MSA ?
- Soit, comme cela a été mis en place en 2016, on intègre la cigarette électronique dans les lois antitabac (liste des signataires américains) ;
- Soit on met en place un “ban” pur et simple de la cigarette électronique ou des arômes qui composent ses liquides.
Les faire rentrer dans les lois antitabac permet de taxer autant (voire plus) les produits de la vape comme on taxe les produits du tabac et permettra donc leur intégration au Tobacco Master Settlement Agreement (MSA) tout en se targuant d’avoir un rôle sécuritaire auprès des jeunes. Les intégrer au MSA permettra donc aux OPMs de verser les sommes aux États signataires, qui leur permettront de rembourser Wall Street…
Sources
👉 Ces articles sur les États-Unis pourraient aussi vous intéresser...
KaïjuSan
Vache ! Ce travail d’analyse et de synthétisation !
C’est donc comme ça le VRAI journalisme ?!
Encore GG la team.
Nico la Rouste
J’étais tombé il y a quelques mois sur une infographie qui expliquait ça, mais pas moyen de la retrouver.
Je comptais m’en servir contre l’argument “même l’OMS dit que c’est dangereux”, mais maintenant j’ai cet article qui est parfait
Si on ajoute à ça la reduction du nombre de cancer, donc les baisses de vente des traitements, et la baisse du nombre de morts, donc plus de retraites à payer, on comprend bien pourquoi il n’a jamais été question d’interdire le tabac… Et que la vape est de plus en plus gênante…
peace
Très bon article, qui précise un peu plus celui qu’avait fait vaping post. Et il faudrait que tous les vapeurs lisent cet article et puisse ainsi faire comprendre pourquoi c’est la vape qui paye pour les mort survenus il y a peu aux USA…
Tracky
Funkin’ bond dossier.
Gros taf d’investigation, très agréable à lire.
rodrigue
je pensais que les états se sucré mais à ce point c’est le scénario d’un film. Like THANK YOU FOR SMOKING, film qui parle de big tobacco.
super taf
Malevodjia
Beau boulot !
Nicolas vapoteur du 57
Oua! Alors la. …..Je suis sur les fesses! Le fric appele le fric et cela fait un baille que sa dur.
Il faut reconnaître que le système et pas con.
Le malheur des un font les bonheur des autres, c’est bien connu!
En tous cas, chapeau bas au journaliste!
Nils GIGANDET
C’est du super boulot merci pour toute ces infos, je partage !