En dévoilant les mesures phares du Programme National de Lutte contre le Tabac (PNLT), en novembre 2023, le gouvernement français a très clairement révélé son prochain objectif : durcir la loi encadrant les produits du vapotage en France par la mise en place d’une taxe, du paquet neutre voire de la restriction des arômes. Si, d’après le PNLT, de telles mesures apparaissent essentielles pour avancer dans la lutte contre le tabagisme, le Dr Anne Borgne, tabacologue de terrain depuis plus de 30 ans maintenant, est loin d’être du même avis…
Rencontre.
Anne Borgne : son parcours, sa spécialité
Après des études de médecine générale, le docteur Anne Borgne s’est rapidement tournée vers l’addictologie, et plus précisément la tabacologie.
Depuis plus de 30 ans maintenant, elle accompagne les fumeurs vers l’arrêt de la cigarette.
Le docteur Anne Borgne a également été présidente du Réseau de Prévention des Addictions (RESPADD), puis du Centre de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) de Villeneuve-la-Garenne.
Aujourd’hui, son activité se concentre essentiellement à l’Hôpital Goüin de Clichy, où elle est médecin addictologue depuis près de 2 ans.
En tant qu’experte sur les questions et les traitements de l’addiction au tabac fumé, elle intervient régulièrement en séminaires, conférences et autres sommets.
Et, systématiquement, elle en appelle à une meilleure compréhension de l’addiction à la nicotine comme à l’importance de s’appuyer sur un panel étendu d’outils de réduction des risques.
Au vu de ses 34 années d’expérience sur le terrain, Oneshot Media a donc souhaité la rencontrer, afin de recueillir son avis sur les nouvelles propositions de loi sur le vapotage présentées par la France, à travers son Programme National de Lutte contre le Tabac : le fameux PNLT 2023-2027.
Pour rappel, ce dernier prévoit :
- D’étendre la fiscalité du tabac à tout produit assimilé, dont la vape ;
- D’uniformiser les packagings produits, à travers le paquet neutre ;
- De restreindre les types d’arômes autorisés, en bannissant des e-liquides pour e-cigarette tout arôme autre que tabac.
Interview : loi sur le vapotage, stratégies antitabac et PNLT… l’avis du Dr Anne Borgne
Oneshot Media (OS) – Bonjour Anne. D’abord Médecin généraliste, tu t’es tournée vers la tabacologie dès 1989. Tu as notamment été à la tête du Réseau de Prévention des Addictions (RESPADD), puis du Centre de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) de Villeneuve-la-Garenne, et tu es aujourd’hui addictologue à l’Hôpital Goüin de Clichy.
Au vu de tes 34 ans d’expérience, parlons donc sans attendre de choses qui fâchent : les mesures antivape du prochain Programme National de Lutte contre le Tabac (PNLT)
Dr Anne Borgne – Bonjour Oneshot, et merci pour l’invitation !
Effectivement, il semble que l’ennemi ait changé de visage… Quelle terrible erreur, surtout lorsque l’on connait l’infinité de paramètres qui entre en compte dans l’arrêt du tabac. Devant cette complexité, que même les études scientifiques peinent à traduire, il est essentiel de disposer d’une multitude d’outils, qui répondront à autant de façons de se sevrer, et pourront être mobilisés à tout moment, en remplacement ou en complément d’un autre.
De fait, il n’existe pas UNE bonne stratégie. Il y a celle qui fonctionne pour une personne, à un moment donné. L’arrêt du tabac, c’est un processus continu d’évolution, d’adaptation, d’ajustement à ses besoins. La vape a de merveilleux avantages : c’est un outil ludique, plaisant, et dont on connait depuis longtemps déjà le faible taux de risques.
Malheureusement, le ministère de la Santé semble considérer qu’un seul interlocuteur suffit pour traiter de ces questions aujourd’hui : Alliance Contre le Tabac (ACT). Et, pour avoir participé à sa création à travers le RESPADD, je déplore que l’objectif ait autant changé. Désormais, toutes les associations de l’ACT sont liguées contre la vape et la réduction des risques. L’on assiste à une véritable croisade antivape… et l’on en arrive à une politique du « tout ou rien », où la nuance n’a plus sa place.
Oneshot Media (OS) – D’après toi, pourquoi est-il si difficile de parler de réduction des risques en France ?
Dr Anne Borgne – Les tabacologues « puristes » vous diraient, à juste titre, qu’il n’existe pas de « petit » tabagisme. Les méfaits du tabac sont là, qu’on réduise, ou non, sa consommation de cigarettes. C’est pourquoi la plupart pensent seulement « abolition pure et dure des risques ». Cela étant dit, tout n’est évidemment pas si simple pour un fumeur. Supprimer plusieurs cigarettes de son quotidien en expérimentant d’autres solutions représente donc déjà une petite victoire.
Mais surtout, au-delà des bénéfices sur sa santé, il s’engage malgré tout dans une démarche d’arrêt du tabac. Si la méthode lui plait, il prend petit à petit confiance, et peut même se surprendre à arrêter définitivement au bout de plusieurs mois ! Pas à pas !
Oneshot Media (OS) – Dans le PNLT 2023-2027, le gouvernement entend justement lutter contre « l’attractivité de la vape » via le paquet neutre, la taxation ou encore la limitation des arômes, afin d’éviter de prochaines générations « accros à la nicotine et au tabac ». Tu y crois, toi, à cette théorie de l’effet passerelle ?
Dr Anne Borgne – Pas du tout. D’ailleurs, cette théorie n’est en aucun cas avérée. Au contraire, lorsque l’on observe les dernières données, comme l’enquête ESCAPAD en France par exemple, on remarque que les jeunes fument de moins en moins, mais parallèlement, qu’ils vapent de plus en plus. Le lien causal est bien là : les jeunes fument moins, justement parce qu’ils vapent !
Ainsi, non seulement la vape ne conduit pas à fumer, mais elle pourrait même avoir le pouvoir de contrer le tabac, ou du moins, de retarder l’âge d’entrée d’un jeune dans le tabagisme.
Oneshot Media (OS) – Loïc Josseran, le président d’Alliance Contre le Tabac, est de ceux qui pensent les arômes autres que tabac accessoires, voire piégeux. Quelle est ta position sur ce sujet ?
Dr Anne Borgne – Drastiquement opposée ! En dehors du fait qu’il existe de nombreuses études attestant de l’utilité et de l’efficacité des arômes de la vape dans l’arrêt du tabac (et particulièrement ceux hors goût tabac), je ne sais si Loïc Josseran, en tant que Professeur de santé publique, est sur le terrain, en consultation avec des fumeurs.
Pour ma part, je l’observe au quotidien : ce sont justement ces arômes « sucrés », qu’ils soient fruités, gourmands, etc. qui aident le mieux mes patients. D’ailleurs, durant le Mois sans tabac 2023, la distribution de vapes à l’Hôpital Goüin a eu un succès fou – et j’avais spécifiquement choisi des goûts sans tabac pour inciter les fumeurs à réaliser quel plaisir ils auraient à s’éloigner de la cigarette.
Quant aux jeunes, qu’on ne s’y trompe pas : peu importe la limitation des arômes, cela ne les empêchera pas de vapoter. En revanche, cela pourrait en inciter certains à (re)fumer. Et c’est cela qu’il faut craindre !
Oneshot Media (OS) – Les mentalités pourront-elles évoluer un jour d’après toi ?
Dr Anne Borgne – Pour moi, nous sommes face aux mêmes problématiques que celles qui avaient visé la méthadone, proposée en substitution aux opiacées, ou encore les substituts nicotiniques à leur arrivée. Nous l’avions déjà vu à l’époque : la vision hygiéniste n’est pas la bonne. Devant la réalité du terrain, les addictologues et tabacologues se sont donc battus pour faire progressivement évoluer les protocoles, et les mentalités.
Tout n’est donc pas perdu. Mais, pour ce faire, nous devons rapidement réinformer la population, afin de lutter contre les idées reçues qui perdurent (nicotine, dangers de l’e-cigarette…). Mais surtout, nous ne devons pas oublier qu’il s’agit ici de dépendance et d’accompagnement humain. D’après moi, la solution ne se trouve pas (seulement) dans un texte, mais bien au contact de ces personnes.
En allant sur le terrain, le gouvernement le premier le comprendrait : pour lutter contre le tabagisme, nous avons besoin de tous les substituts nicotiniques. Et la vape fait partie de ce panel d’outils.
ChesterView avec le Dr Anne Borgne
Le 8 décembre 2023, l’émission ChersterView de Oneshot Media, animée par David Hanin, a accueilli cette tabacologue de renommée pour une interview détaillée. Découvrez l’intégralité de leurs échanges :
